« Nous sommes fatigués des éloges funèbres » témoignait
Elias Sanbar ce 26 juin, dans un dernier hommage
à Samir Kassir, assassiné à Beyrouth le 2. En
fauchant Samir Kassir dans un attentat à la voiture
piégée, les tueurs se sont trompés d’époque. Pas de
cible cependant. Car ils ont tué un intellectuel engagé
dans la défense du droit et de la démocratie dans
le monde arabe, au-delà de toute étroitesse nationaliste.
Editorialiste au Nahar, directeur de la maison
d’édition al-Ayali, historien, Samir Kassir enseignait
l’histoire à l’université Saint-Joseph de Beyrouth et
contribuait aussi à en tourner les pages contemporaines.
Trempant sa plume dans l’encre de la liberté,
il avait contribué à fonder au Liban la « Gauche
démocratique », plaidant d’un même mouvement
pour l’indépendance contre la tutelle syrienne et pour
la citoyenneté contre les avatars de l’amnésie imposée
par les vieilles figures des communautarismes
autoamnistiés. Chercheur et militant, il n’a eu de
cesse de cerner pour mieux les combattre les raisons
endogènes autant qu’exogènes de la guerre civile qui
a ravagé le pays durant plus de quinze ans.
Ami de la Syrie, il s’est résolument situé aux côtés
du peuple et des intellectuels syriens attachés à
défendre les libertés contre un régime de moukhabarats
et de corruption aujourd’hui à bout de souffle.
Le 27 mai, son éditorial fustigeait l’arrestation des
huit membres du salon « Antissi », dernier forum politique
encore autorisé à Damas. Acteur du « printemps
libanais », il avait su de même mettre en garde
contre toute tentative de vengeance aussi absurde
que criminelle contre les travailleurs immigrés
syriens au pays du Cèdre. Ce même attachement au
droit et à la liberté l’avait engagé depuis toujours aux
côtés du peuple palestinien. Sans concession contre
les révisionnistes ni contre toute dérive antisémite, il
a fait partie de ces rares intellectuels arabes
préférant au verbiage démagogique l’analyse et
l’acte politique. Il a été l’un des piliers de la Revue
d’Etudes palestiniennes, co-auteur avec son ami
Farouk Mardam-Bey d’une somme sur la France et le
conflit israélo-palestinien, avant de produire une
autre somme sur l’histoire de Beyrouth.
Ses tueurs ont répandu le sang d’un militant de la
lucidité, et contre toute oppression, étrangère
comme nationale. Son message de modernité contre
le « malheur arabe », lui, reste bien vivant.
Les manifestants qui, par centaines de milliers, ont investi
le coeur de Beyrouth depuis l’assassinat de Rafic Hariri,
sentent bien qu’ils ont ouvert un nouveau chapitre de
l’histoire du Liban. Ils savent moins, encore que certains d’entre
eux le pressentent, qu’ils tournent aussi une page de l’histoire
syrienne. Mais si une nouvelle page est aujourd’hui à écrire dans
les deux pays, la vigueur du printemps de Beyrouth fait que,
pour la première fois depuis très longtemps, on peut plus facilement
anticiper l’avenir à court terme du Liban que celui de
la Syrie.
La question n’est pas de savoir si le régime ba’thiste pourra
survivre à ce qu’il lui faudra bien se résoudre à appeler une défaite.
En plus de trois décennies, il en a essuyé plusieurs et a toujours
su rebondir. La question concerne plutôt son habilité à maintenir
son dispositif de contrôle, et même sa structure de pouvoir,
alors qu’il est en train de perdre et son assise géopolitique
et la vache à lait de ses élites gouvernantes. En la matière, la
poursuite d’éventuelles pressions occidentales est moins déterminante
que les pertes, tout à la fois matérielles, symboliques
et stratégiques, qui découlent de la fin du protectorat libanais,
tant il est vrai que le régime des Assad, père et fils, s’est reposé
sur son contrôle de l’espace libanais pour se perpétuer en Syrie.
Même d’un point de vue chronologique, l’histoire du régime
syrien est dominée par celle de son engagement au Liban :
vingt-neuf ans sur les
trente-quatre écoulés
depuis le coup d’Etat
qui fit passer Hafez al-
Assad du ministère de
la Défense à la présidence
de la République.
Mieux encore, c’est
durant ces vingt-neuf
années que se sont cristallisés
les modes
d’action et les équilibres
intérieurs du pouvoir,
au point que les
années 1971-1975 relèvent
presque de la préhistoire.
Cela vaut plus
que tout pour la perception
stratégique de
la Syrie, puisque c’est
par l’intervention de
son armée au Liban, et
davantage même que
par son rôle dans la
guerre d’octobre,
qu’elle s’est installée
dans la position d’une
puissance régionale,
aussi bien aux yeux des
Etats-Unis et d’Israël
que des autres Etats
arabes.
Hôtel-prison
Aussi déterminants qu’aient été les calculs
géopolitiques du pouvoir syrien, on
ne saurait pourtant lire l’histoire de son
engagement au Liban sous l’angle de la
seule « politique étrangère ». Si l’on doit
parler de géopolitique, c’est à la condition
d’englober dans cette sphère l’espace
syrien lui-même dès lors que, par son
intervention au Liban, Hafez al-Assad
réussit à doter son pouvoir d’une fonctionnalité
extrinsèque durable. A défaut
de pouvoir compter sur une base sociologique
étendue, son régime s’appuierait
désormais sur une équation régionale
centrée autour du Liban.
A cette fonctionnalité stratégique viendra
s’ajouter au fil des ans un entrelacs
de relations qui ont rapproché de plus
en plus étroitement les espaces économiques
des deux pays. Ou, peut-être faudrait-
il dire plus précisément,
qui ont élargi
l’espace économique
syrien, quoique seulement
de manière informelle.
Dès les années
1980, le Liban apparaît
comme le lieu où peut se
gérer la part informelle
grandissante d’une économie
qui n’en finit pas
de balancer entre capitalisme
d’Etat et capitalisme
marchand. La
fin de la guerre dans le
Liban central, en 1990,
et la mise en place d’un
véritable protectorat à
partir de ce moment,
élargiront cette
« intégration ». A l’échelon
le plus bas, des barrages
des mukhabarats
deviennent des lieux de
ponction à Saïda comme
aux portes de Tripoli,
tandis que des officiers
syriens offrent à leurs
compatriotes venus travailler
au noir au Liban
une protection rémunérée, voire l’hébergement
à l’intérieur des postes militaires - avant son évacuation par l’armée
syrienne, la fameuse tour Murr à Beyrouth
a par exemple longtemps servi d’« hôtel »
en même temps que de prison. A l’échelon
supérieur, les grands chantiers de la
reconstruction offrent de juteux marchés
à des responsables militaires syriens ou
à leurs enfants, en même temps que la
possibilité de blanchir une « accumulation
primitive » réalisée en dépit de la rhétorique
socialiste en vigueur à Damas. Au
niveau macro-économique, enfin, le
Liban remplit, au cours des années 1990,
une double fonction, à la fois source de
ponction et lieu de dérivation : l’emploi
d’une main-d’oeuvre venue des campagnes
syriennes - plusieurs centaines
de milliers de migrants saisonniers au
moment du boom de l’immobilier dans
la première moitié de la décennie - est
pour le régime Assad un « filet social »
en même temps qu’une contribution
appréciée à la balance des paiements.
Combinés au facteur géopolitique, assurément
décisif en 1976 comme dans
toutes les séquences ultérieures, de tels
intérêts expliquent que le régime Assad
n’ait rien voulu lâcher tant qu’il s’estimait
capable de contrôler ou de réprimer
la contestation de son hégémonie
sur le Liban. Mettre fin à cette longue politique
de « protection » ne pouvait être
qu’un formidable retour en arrière, et
d’autant plus dangereux que le protectorat
libanais en est arrivé à occuper une
place centrale dans la distribution du
pouvoir et de la richesse à Damas. D’où
l’incroyable obstination de Bashar al-
Assad, l’été dernier, sur la prorogation
du mandat d’Emile Lahoud. Pour expliquer
l’inexplicable, des informations en
provenance de Damas ont fait valoir que
le régime s’est senti menacé alors dans
sa survie, et non plus seulement dans
son hégémonie sur le Liban, et qu’il a donc
préféré passer à l’offensive, en bétonnant
l’échelon libanais du contrôle puis
en se lançant dans une fuite en avant
violente.
« Saddamisation »
Ces modes d’action appartiennent maintenant
au passé. Aujourd’hui que le
régime syrien doit se redéployer à l’intérieur
de ses frontières - et indépendamment
des arrière-pensées qui lui sont prêtées
de maintenir une certaine tension
pour justifier éventuellement son retour
au Liban - sa survie est fonction de nouveaux
calculs. Sauf qu’en la matière, les
options possibles reviennent toutes à le
fragiliser encore davantage. Ceci sans
compter qu’aux pertes qui découlent de
la fin du protectorat libanais il faut ajouter
les pressions que continuera probablement
à exercer l’administration Bush,
déjà enivrée par les élections irakiennes
et rendue euphorique par le printemps de
Beyrouth.
La première option consisterait en une
« saddamisation » du régime. Si Bashar
al-Assad a clairement dit dans une récente
interview au magazine Time qu’il n’était
pas Saddam, tout dans son comportement
obsidional au Liban, et jusqu’au
ton de son discours devant l’Assemblée
du peuple pour annoncer l’acceptation de
la résolution 1559, tend à montrer le
contraire. Une telle option pourrait
s’appuyer sur les sentiments nationalistes
que la propagande du régime a
réussi à susciter. Dans le désert de la
culture politique syrienne, seuls les partis
et les intellectuels de l’opposition ont
perçu les événements de Beyrouth autrement
que comme une atteinte à la fierté
nationale. En ce sens, le régime Assad
peut jouer sur le thème de l’union sacrée.
Encore lui faudrait-il conforter cette
orientation par quelques gestes en direction
de son opinion publique ou, à
l’inverse, par la restauration du barrage
de la peur qui s’est ébréché depuis la
mort du père, en 2000. Il reste que la
Syrie, qui a bien moins de ressources
que l’Irak, peut difficilement faire face
à une mise en quarantaine.
Gagner du temps
A l’autre extrême, une deuxième option
pourrait être de jouer de nouveau la carte
de la fonctionnalisation géopolitique en
cherchant à relancer la négociation avec
Israël, voire à aller se jeter, comme
naguère Sadate, dans les bras du gouvernement
Likoud. Pour un régime qui
diffuse tous les jours une propagande
axée sur la résistance à Israël, ce serait
sans doute un suicide politique.
Une troisième option existe en théorie,
et elle serait la plus sage, moins sans
doute pour le régime lui-même que pour
l’avenir de la Syrie ; elle tient dans la
nécessaire ouverture politique du pays,
la fin du régime d’exception, la libération
des prisonniers politiques, le retour
des exilés et la réconciliation nationale
pour solder les comptes de trois décennies
de répression. Mais les atermoiements
de Bashar al-Assad depuis juin
2000 ont tant ridiculisé l’idée de réforme
qu’on ne voit pas s’engager une libéralisation
du régime sans un coup d’Etat
qui serait évidemment pro-américain,
ou au moins une révolution de palais.
L’une et l’autre possibilité sont cependant
rendues hypothétiques par le processus
de concentration du pouvoir au sein
de la « famille régnante », processus
engagé sous Hafez al-Assad et aggravé
par son fils - à la manière de la « tikritisation
» dans l’Irak de Saddam.
Mais il se pourrait aussi qu’aucun de ces
cas de figure ne prévale. L’option la plus
probable reste, en effet, celle que le
régime des Assad, père et fils, a toujours
préférée, celle qui consiste à gagner du
temps sans faire de choix décisif. En
l’occurrence, il s’agirait de proposer
quelques réformes cosmétiques tout en
diffusant une propagande d’union sacrée.
Il reste qu’au point où les choses sont
arrivées à l’intérieur de la Syrie, la temporisation
risque d’accélérer la déliquescence
du régime. A l’ère des télés
satellites, il est difficile de masquer longtemps
que le régime Assad vient de subir
une cuisante défaite et cela, à terme,
devrait donner des idées à l’opinion
publique syrienne. Surtout si l’opposition,
en exil ou sur place, parvient à atténuer
la réaction d’orgueil nationaliste sur
laquelle joue le régime en soulignant
l’image libératoire du printemps de Beyrouth
et en diffusant sa leçon exemplaire.
A savoir que le mur de la peur, une fois
vacillant, ne déchaîne pas forcément des
forces noires sur le modèle irakien - ou
naguère le modèle libanais de sinistre
mémoire. Mais qu’au contraire il peut
libérer toute l’euphorie conquérante qu’il
faut pour réinventer un pays.
Ouvrages de Samir Kassir
– Considérations sur le malheur arabe,
Actes Sud/Sinbad, 106 pages, 2004, 10 €.
– Histoire de Beyrouth,
Fayard, Paris, 2003, 732 pages, 25 €.
– La guerre du Liban. De la dissension
nationale au conflit régional (1975-1982),
Paris, Karthala/Cermoc, 1994, (2e édition,2000).
– Itinéraires de Paris à Jérusalem.
La France et le conflit israélo-arabe,
tome I : 1917-1958 ; tome II : 1958-1991,
Paris, Les Livres de la Revue d’études
palestiniennes, 1992 et 1993.